Caroline Damour, pharmacienne en santé publique : « Le focus doit être plus large que la disponibilité du médicament »

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Le médicament est l’un des six piliers constitutif du système de santé pour l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Sa disponibilité, sa qualité et son accès constituent des enjeux majeurs pour une prise en charge correcte des maladies en Afrique. Cependant, les Etats africains sont confrontés à de nombreux obstacles, ce qui représente une menace non seulement pour la santé, mais aussi sur les plans économique et sécuritaire. Référente senior sur les projets en rapport avec les questions pharmaceutiques au sein d’Expertise France, Caroline Damour revient sur les défis rencontrés et les pistes pour améliorer l’accès à des médicaments abordables et de qualité.

Quels sont les défis rencontrés par les pays africains en matière de médicament ?

Caroline Damour Le principal problème, c’est l’accès à des médicaments abordables et de qualité. C’est en partie dû à un manque de ressources, ce qui ne permet pas aux pays africains d’acheter des quantités suffisantes pour répondre aux besoins de leurs populations. Mais il y a aussi une dimension systémique, qui se caractérise par des systèmes d’approvisionnement peu performants, mal structurés et peu réglementés.
 

L'insuffisance de la réglementation favorise le développement de marchés illicites

 

L’insuffisance de la réglementation sur les médicaments favorise par ailleurs le développement de marchés illicites et même d’une criminalité pharmaceutique, qui tire profit de la diffusion de médicaments falsifiés et de mauvaise qualité. Ce fléau se développe de plus en plus, surtout dans les pays les plus faibles. Les réseaux y sont très réactifs : ils ont par exemple profité de l’impact du Covid-19 sur les difficultés d’approvisionnement et sur l’emballement d’achats urgents et incontrôlés pour mettre sur le marché des médicaments falsifiés (et, en premier lieu, de l’hydroxychloroquine falsifiée). Cette période difficile reste propice à la prolifération de ces produits. Or, comme ces médicaments sous standards et falsifiés sont moins chers, les populations se tournent vers cette offre et se mettent en risque : l’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime que 100000 personnes par an meurent en Afrique de l’usage de faux médicaments.

L’accès aux médicaments et leur qualité représente donc un véritable enjeu de santé publique, d’autant plus que le fardeau des maladies nécessite des quantités de plus en plus importantes de médicaments en Afrique.

Face à ce défi, comment garantir un meilleur accès au médicament ?

Caroline Damour – Il est impératif de renforcer les acteurs nationaux et leurs mécanismes, pour qu’ils soient en mesure d’acheter eux-mêmes les médicaments dont leurs populations ont besoin.
 

 Il faut éviter si possible de se substituer aux acteurs nationaux


Il faut éviter si possible de se substituer à eux via des donations de médicaments, qui restent ponctuelles et non pérennes sur le long terme. Non seulement les produits donnés ne sont pas toujours en conformité avec les réglementations nationales, mais ce type d’appui contribue aussi à déstructurer les systèmes nationaux en se superposant à des chaînes d’approvisionnement qui existent et qu’il faudrait renforcer.

Les Etats africains pourraient-ils produire eux-mêmes les médicaments ?

Caroline Damour Aujourd’hui, l’Afrique ne produit que 3% de la production pharmaceutique mondiale. Elle est surtout concentrée dans une dizaine de pays africains, alors que l’Afrique supporte 25% de la charge mondiale de morbidité. L’environnement dans ces pays – énergie, infrastructures, vois de communication… –  et la taille des marchés qu’ils représentent ne sont guère favorables au développement d’une industrie locale. Il y a eu beaucoup d’échecs dans ce domaine et nombre de productions nationales en Afrique ont fermé faute de réussir à remplir les normes internationales applicables aux fabrications de médicaments.
 

 Le coronavirus a démontré le rôle déterminant de la production pharmaceutique nationale


Cependant la pandémie de Covid-19 a révélé les limites de la mondialisation et de la sur-dépendance étrangère, notamment à la Chine et à l’Inde, en matière d'accès aux matières premières et aux traitements. Le coronavirus a mis la planète entière en état d'urgence maximale et a démontré le rôle déterminant qu'occupe la production pharmaceutique nationale dans cette course aux soins. Ce fut le cas en particulier pour l’Afrique qui importe près de 90% des médicaments consommés. La discussion sur l’industrialisation en Afrique a donc été réactivée. Néanmoins, ce sera aux prix de forts engagements politiques des pays, et d‘importants investissements qu’une telle option pourra s’engager sur le long terme.

Et du côté de la qualité ?

Caroline Damour – Au-delà de l’achat ou de la production, c’est toute la chaîne qui doit être sécurisée, du producteur à l’utilisateur : savoir d’où viennent les produits bien sûr, mais aussi être en mesure de contrôler leur qualité, pouvoir déterminer où ils vont, garantir qu’ils soient stockés et utilisés dans les conditions adéquates. C’est ce dispositif global – avec une réglementation et les moyens de la faire appliquer – qui doit permettre de construire un système cohérent pour avoir des marchés pharmaceutiques plus sécurisés.
 

 C'est tout la chaîne qui doit être sécurisée, du producteur à l'utilisateur


Cependant, il existe des limites dans ce domaine, qui viennent de la faiblesse des autorités de réglementation, chargées de définir et faire appliquer les règles concernant l’autorisation des médicaments sur les marchés, le contrôle des importations, ou les pratiques des opérateurs pharmaceutiques… Le contrôle qualité du médicament doit aussi pouvoir être effectué dans les pays, grâce à des laboratoires opérationnels. Mais ces derniers doivent eux-mêmes avoir les compétences et les capacités de le faire, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui : aucun pays francophone d’Afrique de l’Ouest et centrale ne dispose d’un laboratoire de contrôle d’un niveau pré-qualifié OMS.

Peut-il y avoir une sécurisation du marché sans coordination à l’échelle régionale ?

Caroline Damour – Le niveau régional est extrêmement important pour mettre en place des politiques communes, que ce soit sur la réglementation ou le contrôle des marchés. Cela permet notamment d’aider les pays qui sont plus faibles.
 

Il y a une vraie prise de conscience au niveau régional


Il y a une vraie prise de conscience au niveau régional avec la constitution de marchés régionaux, incontournables pour le développement de productions ou d’approvisionnements à cette échelle. D’autre part, il existe des initiatives visant à renforcer et harmoniser les réglementations pharmaceutiques des différents pays africains, avec en perspective le projet porté par l’Union Africaine, via le NEPAD, de création d’une Agence africaine du médicament unique : l’AMA dont le traité a été adopté en février 2019 et est en cours de ratification.

Cette coordination régionale est également essentielle en ce qui concerne la lutte contre les marchés illicites et le trafic de médicaments. Elle doit se faire en impliquant différents secteurs – la santé bien sûr, mais aussi les douanes, la police et les acteurs juridiques – car il faut pouvoir poursuivre et sanctionner. Dans ce domaine, le projet Medisafe, financé par l’Union européenne et mis en œuvre par Expertise France, accompagne 11 pays d’Afrique de l’Est et centrale pour renforcer leurs capacités à développer eux-mêmes des plans de lutte contre les faux médicaments.

Sur ces sujets, quel rôle pour la coopération technique internationale ?

Caroline Damour – Renforcer les systèmes de santé, c’est avant tout accompagner les pays et renforcer leurs capacités à faire les choses eux-mêmes. Pour l’instant, l’accompagnement s’est beaucoup focalisé sur l’approvisionnement et la disponibilité des médicaments – ce qui est essentiel pour développer les soins et les systèmes de santé. Par exemple, à travers l’Initiative 5%, Expertise France appuie l’ACAME, une association qui regroupe les centrales d’achat de médicaments de 22 pays africains. 
 

 Renforcer les systèmes de santé, c'est avant tout accompagner les pays


Maintenant, il faut aussi travailler sur la réglementation et les laboratoires de contrôle pour le développement de systèmes de gouvernance plus performants. Le focus doit donc être plus large que la disponibilité du médicament, afin d’accompagner le mouvement des pays africains eux-mêmes.

 

Caroline Damour est docteur en pharmacie et diplômée en santé publique. Après avoir commencé à la Pharmacie centrale des hôpitaux de l’Assistance publique de Paris, elle a poursuivi sa carrière dans les pays en développement en Europe de l’Est, en Asie et en Afrique, où elle a travaillé sur de nombreux sujets liés aux politiques pharmaceutiques (politique de médicaments essentiels, réforme et appui des systèmes pharmaceutiques d’approvisionnement, systèmes de réglementation et assurance qualité) auprès de bailleurs internationaux tels que la Banque mondiale, l’Union européenne ou encore les Nations unies. Elle a rejoint Expertise France en 2019 en tant que référente senior sur les projets en rapport avec les questions pharmaceutiques, au sein du département Santé de l'agence.

 

Cette interview est extraite du dossier thématique « Disponibilité, accessibilité, qualité : trois enjeux pour le médicament en Afrique ».

 

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