Haïti : une société civile plus inclusive dans l’aménagement des villes

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Haïti

Ce 8 mars 2023, à l’occasion de la Journée internationale des femmes, nous croisons le regard de Sylvie Rameau, mairesse adjointe de la ville des Cayes en Haïti à celui de Philip Gelman, directeur de programme intérimaire de l’ONG GOAL en Haïti et de Jude Saint-Natus, ancien représentant a.i d’ONU HABITAT en Haïti sur les étapes clés pour bâtir des communautés résilientes et durables en Haïti, tout en intégrant le rôle des femmes dans la gestion des villes.

Vers un urbanisme participatif pour renforcer les villes de demain

  Le projet d’aménagement d’extension et d’embellissement de la ville (PAEEV) est l’une des plus importantes réformes en matière de gouvernance urbaine initiée par le programme Urbayiti lancé il y a cinq ans. Le gouvernement haïtien avec le soutien financier de l’Union européenne supporte l’élaboration et la mise en œuvre de plusieurs PAEEV. Avec l’appui technique d’Expertise France, les autorités locales ont en effet lancé l’élaboration de cinq PAEEV dont celui de Port-au-Prince (la capitale), et de quatre villes du Sud, les Cayes, Jérémie, Dame-Marie et Beaumont. Ces instruments de règlementation conçus pour les mairies doivent leur permettre de contrôler le développement économique et l’évolution physique de leurs territoires communaux.

Pour Sylvie Rameau, femme élue en Haïti, ce qui a été capital c’est : « A la base du processus d’élaboration des PAEEV : une approche basée sur une consultation participative à chaque étape qui vient nourrir la co-construction d’une vision partagée du développement durable ».

Qui sont ces acteurs de la société civile consultés durant l’élaboration des PAEEV et quel était leur rôle dans cette démarche participative ?

R. SR - Ils étaient pour la plupart des opérateurs socio-économiques et culturels, ainsi que les représentants du Conseil d’Administration des Sections Communales (CASEC), des associations, des chercheurs, etc. Nous avons organisé plusieurs consultations avec ces acteurs de la société civile à tous les niveaux, c’est-à-dire durant le diagnostic territorial et au moment de la réalisation du Plan Communal de Développement. Ils ont joué un rôle stratégique en apportant leurs connaissances techniques et sociales des territoires ce qui a permis d’avoir des discussions approfondies avec les représentants du gouvernement central et local. Ils nous ont aussi accompagnés pour harmoniser des données théoriques en lien avec la réalité du terrain. Ce fut une expérience enrichissante des deux côtés, pour eux, comme pour nous, représentants de la municipalité.

Quelles sont les bénéfices et la valeur ajoutée d’une participation citoyenne dans un tel processus ? Et comment ont-ils perçu leur intégration dans l’élaboration ?

R. SR : Je crois qu’il y a une meilleure appropriation du processus par la population et les organisations de la société civile. Cette réalité donnera une impulsion et favorisera un effet multiplicateur pour la vulgarisation dudit document. Pour ces acteurs, une telle pratique doit sans nul doute être reproduite à d’autres situations.

Quelle contribution citoyenne, ces acteurs de la société civile ont-ils apporté dans l’aménagement des villes ?

R. SR : D’une façon générale, ces acteurs constituent un observatoire précieux pour lutter contre les constructions anarchiques. Ils travaillent en partenariat avec la mairie des Cayes. Cette surveillance permanente sur les dérives en rapport à l’aménagement est effectuée en partie par ces acteurs-là.

On comprend bien que l’objectif de cet urbanisme participatif est de prendre en compte les problèmes et les besoins exprimés par les Haïtiennes/Haïtiens. Quelles sont les solutions techniques apportées par les experts et le gouvernement engagés dans ce processus ?

R. SR : Il faut toujours un document de planification pour l’urbanisme réel. Et en ce sens, le PAEEV répond à ce besoin : plan de zonage, cadre légal, cartographie du territoire, etc. On attend à présent la publication de ce document dans le Moniteur, le journal officiel du gouvernement, pour qu’il puisse avoir force de lois.

Vous êtes femme politique et mairesse d’une ville : selon vous, quel est le rôle déterminant des femmes dans la gestion d’une ville ?

R. SR : En réalité, les femmes s’inquiètent beaucoup plus pour leur sécurité et celle de leurs proches. Elles sont davantage concernées par le changement réel et durable. Si on influence le comportement d’une femme, on influence en réalité ses enfants, son mari et les personnes de son entourage.

 

La société civile dans les transformations urbaines

 

 Urbayiti, c’est aussi un programme sur la résilience des villes et des populations. À la suite des besoins et défis exacerbés par le passage de l’Ouragan Matthew en 2016 et les tremblements de terre de 2010 et 2021, des projets urbains sont mis en œuvre dans des quartiers vulnérables pour renforcer les infrastructures, développer des pratiques d’anticipation et de réponses rapides en cas de catastrophes naturelles, améliorer les services de base, les conditions de vie des populations et des femmes.

Avec le support financier de l’Union européenne, les partenaires d’Urbayiti ont créé une centaine de coopératives permettant ainsi à près de 3000 membres dont la majorité représente des femmes d’avoir un accès rapide aux services d’épargne et de crédit et de lancer des activités génératrices de revenus. Ces interventions se situent à différentes échelles et sont conduites par plusieurs partenaires : organisations internationales, ministères haïtiens et ONG. Parmi ces dernières, l’ONG GOAL qui met en œuvre des projets urbains à Port-Prince et à Jérémie comme l’explique Philip Gelman, directeur programme intérimaire à GOAL.  

Dans le cadre d’un tel programme mis en œuvre à Jérémie, comment mobiliser des acteurs locaux pour qu’ils deviennent des parties prenantes dans la réalisation des travaux d’aménagement et de construction ?

R. PG :  Nous organisons des rencontres ouvertes avec des acteurs communautaires de toutes les couches sociales pour identifier leurs priorités et les champs d’interventions. Parfois, nos mobilisateurs communautaires utilisent des mégaphones pour inciter la population à prendre part à ces séances de consultation. Nous essayons même de nous adapter au rythme de tout le monde et nos équipes travaillent même après les heures de bureau et durant les week-ends afin de rencontrer le plus grand nombre. Nous utilisons aussi l’approche d’Analyse de la Résilience Communautaire aux Désastres (ARC-D) pour identifier les besoins des communautés. Prenons le cas de Cité Lucien à Port-au-Prince, un quartier séparé en deux blocs par une ravine. Auparavant, la communication entre ces deux parties se faisait à l’aide de quatre passerelles jetées sur la ravine qui se sont détériorées au fil du temps et qui mettaient tous les jours en danger la vie des habitants. Lors de nos séances de consultation, les participants étaient unanimes pour identifier la réhabilitation de ces passerelles comme la priorité des priorités et nous avons financé la réhabilitation de ces passerelles. C’est ainsi que notre organisation a réhabilité plusieurs voies piétonnes, aménagé des places publiques et amélioré l’éclairage de certains quartiers.

Comment les inclure directement dans les travaux ? Ont-ils une réelle influence sur les idées développées et les décisions à prendre ?

R. PG : Une fois les priorités identifiées, nous lançons des appels à manifestation d’intérêt invitant les organisations communautaires à monter des dossiers pour la réalisation des travaux. Pour la sélection des récipiendaires, les élus locaux sont impliqués. Et, avant de démarrer les activités, nous organisons une rencontre de redevabilité en plein air avec les bénéficiaires pour leur présenter ce à quoi ils doivent s’attendre à la fin des travaux. Il arrive que, dans certains cas, les montants nécessaires à l’exécution des priorités définies dépassent le budget dont nous disposons. Lorsque ces situations se présentent, nous discutons avec les structures communautaires. Elles nous proposent alors de mettre à leur disposition les matériaux et la communauté fournit directement la main d’œuvre bénévolement. C’est pour nous un signe d’engagement fort des communautés.

Pour aider la société civile à prendre des décisions, ne faut-il pas l’accompagner dans cette prise de décision ?

R. PG :  Les structures de la société civile jouent « le rôle de pont » pour transmettre les revendications des communautés vers les instances concernées. Elles peuvent également mobiliser les communautés sur des thématiques particulières (droits de la femme, COVID 19, gestion des déchets, gestion des risques et bien d’autres). Pour jouer pleinement ce rôle, elles méritent d’être renforcées. A GOAL, nous en sommes conscients et, pour y parvenir, nous avons organisé par exemple des formations sur les techniques de plaidoyer pour des représentants d’organisations communautaires et les former en élaboration et gestion de projet. Notre objectif est de placer les communautés au cœur des actions à travers un dialogue constructif entre élus haïtiens et population sur des sujets d’intérêt général comme la gestion des déchets, l’accès à l’eau potable ou la gestion des risques de désastres.

Quel est le rôle et la place des femmes dans la gestion des villes ? Parlez -nous des activités de création de revenus et d’indépendance.

R. PG : Le développement des villes sera hypothéqué sans un vrai équilibre hommes- femmes. Les femmes doivent jouir des mêmes opportunités que les hommes. C’est pour cela que nous accordons une attention particulière aux femmes dans les activités de consultation. Il y a toujours une séance réservée exclusivement aux femmes et nous encourageons la candidature des femmes dans les enquêtes et sondages que nous lançons. Nous les encourageons également à se lancer dans les affaires et la vie économique pour promouvoir leur autonomie financière. Ainsi en 2022, nous avons accordé des subventions à 100 acteurs économiques de Port-au-Prince et 87 d’entre eux étaient des femmes.

Pour une participation citoyenne réussie et genrée : décider et agir ensemble

 

Entretien avec Jude Saint-Natus, ancien directeur général du MICT, ancien représentant a.i d’ONU HABITAT en Haïti et aujourd’hui coordonnateur national du programme d’Appui à la Gouvernance Décentralisée (PAGODE) financé par l’ambassade Suisse.

 

 

« Construire le vivre ensemble est l’affaire de toutes et tous. » a déclaré Sharina Lochard, responsable cadre au Ministère de l’Intérieur et des Collectivités Territoriales (Mict). Etes-vous d’accord avec cette approche du MICT qui est aussi un partenaire de mise en œuvre du programme Urbayiti ?

R. JSN :  Le vivre ensemble reste la seule voie de sortie du pays de sa profonde crise structurelle et multidimensionnelle, y compris la crise de gouvernance globale en général, la gouvernance locale, et la gouvernance urbaine en particulier. L’enjeu de cet indispensable « vivre ensemble » est justement la richesse de la diversité et des contradictions quand l’intérêt général permet de les surmonter et de transcender.

Comment les acteurs locaux peuvent-ils défendre leurs intérêts dans un programme d’envergure comme Urbayiti ?

R. JSN :  J’ai évoqué le concept de gouvernance locale à dessein dans la mesure où celui-ci s’organise sous forme d’un dispositif composé d’espaces de décision propres aux autorités et aux acteurs locaux qui sont à la fois des espaces de concertation, des espaces de co-construction et des espaces de co-décision. Si le programme Urbayiti s’emploie à appliquer ce dispositif de gouvernance comme indiqué, ces espaces offrent justement l’opportunité aux citoyennes et aux citoyens, dans leurs écosystèmes, d’exprimer leurs besoins, de manifester leurs aspirations et de défendre leurs intérêts et leurs droits à la ville. Une ville planifiée est une ville productive qui crée de l’économie et non une ville improvisée qui engendre la pauvreté urbaine, l’insalubrité, l’insécurité sous toutes les formes et en particulier pour les femmes.

En tant que panéliste lors du 5ème atelier participatif Urb’Kafe organisé en janvier dernier aux Cayes entre partenaires de mise en œuvre d’Urbayiti et membres de la société civile, pensez-vous que ce genre d’initiative peut contribuer à structurer les rapports entre autorités locales et acteurs de la société civile, pour éviter notamment des rapports tendus et améliorer la collaboration ?

R. JSN :  Evidemment, cette démarche institue le dialogue politique, une communication institutionnelle et une conversation communautaire qui nourrissent et entretiennent le vivre ensemble. Elle permet d’anticiper et de neutraliser les tensions sociales souvent gratuites et les positionnements antagoniques improductifs…

Quelle est votre vision du rôle de la société civile pour atteindre cette égalité Homme-Femme dans la gestion de la ville ?

R. JSN : Plus qu’une vision ! Mon engagement est clair en faveur d’un leadership politique qui obéit aux orientations et aux directives de la politique nationale Egalité Homme Femme (EHF). En ce sens, j’ai toujours soutenu la participation politique des femmes et l’affirmation du leadership féminin. Ce leadership politique dans la gestion urbaine devra se traduire dans l’élaboration des instruments de planification aux différentes échelles du territoire et s’appliquera concrètement dans la conception et la gestion des infrastructures, des équipements, des voiries et des réseaux divers de la ville. Ils prendront en compte des besoins spécifiques des femmes, tout en leur garantissant un accès égal aux produits urbains, en rapport notamment à l’économie urbaine, en valorisant et en encadrant l’investissement imposant des femmes dans le secteur informel.

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